l’illusion de l’ennéatype 8
Il faut bien que je mange et vous devez comprendre que si je me nourris, c’est pour pouvoir survivre. Lorsque vous m’affamez, c’est vous-mêmes qui souffrez, qui vous affaiblissez et qui vous enfoncez dans l’erreur et l’oubli. Vous voulez progresser sur ce chemin ardu qui conduit à l’éveil ? Vous avez pour cela besoin d’un Soi solide capable d'endurer les épreuves qui jalonnent ce parcours difficile et si vous me privez, vous n’irez pas bien loin.
Soyez donc rassurés, je peux m’alimenter sans craindre de pêcher. La question qui se pose est celle de l’objet qu’après avoir choisi, je tente de faire mien en me l’assimilant par le corps ou l’esprit. Tout n’est pas consommable, je le sais et pourtant j’ai cette fâcheuse tendance à vouloir m’emparer de ce qui par nature ne peut être mangé. Cette poursuite insensée de ce qui se dérobe ne fait qu’exacerber mon désir de le prendre et me piège à jamais dans une course effrénée puisqu’elle se trompe d’objet et que le but s’éloigne à mesure que j’avance.
Aborder le réel sur ce mode possessif est un fonctionnement que décrit parfaitement la prise alimentaire. Il serait réducteur de dire que se nourrir est tout entier compris dans l’acte de manger. Comme le corps, le psychisme dévore tout ce qu'il peut et l’objet de son choix est d’ordre intellectuel. Les étapes successives de ce long processus qu’est l’alimentation concernent tous les domaines chaque fois que se présente la chance de recevoir et de préserver l’Autre, et que menace le risque de prendre et de détruire.
Des 9 ennéatypes, qui peut mieux que le 8 parler de notre lien avec la nourriture, de sa nécessité, de sa complexité et de son ancienneté ? C’est autour de la bouche que se joue tout le drame que représente pour l’Homme l’acte de se nourrir et c’est bien cet organe dont il est le symbole, lui qui peut incarner la violence envers l’Autre, notamment celle des mots, qui ne laisse pas de traces mais peut faire aussi mal que les morsures profondes d’Autres à qui la parole fait cruellement défaut.
Mais l’ennéatype 8, c’est avant tout la perte de notre Unité, cette toute première scission que dit fort justement le fameux coup de dents de nos lointains ancêtres dans le fruit défendu. Avec la violation de l’interdit divin apparaît la croyance en une opposition entre le Soi et l’Autre, punition illusoire qui veut que rien ne puisse exister par soi-même mais doive se définir dans une lutte permanente entre deux frères ennemis. C’est ainsi que se crée la frontière intérieure qui met de part de d’autre d’une ligne imaginaire deux versions du même Soi, qui dès lors se disputent le même espace vital.
Cette séparation, caricature de celle dont naissent le Soi et l’Autre, ne peut se concevoir que dans un monde fondé sur l’appropriation, d’où le Soi ne s’évade que pour y rapporter tout ce qu’il a fait sien. Quand l’Autre a disparu de l’horizon du Soi au profit du non-Soi, le langage a chuté du Verbe créateur qui donne, en la nommant, l’essence de chaque chose, aux paroles destructrices qui rendent mot pour mot.
Ramener l’Autre à Soi comme le fait le type 8 qui confond l’Unité et l’indifférencié, c’est gommer la hauteur de la conversation et entraîner le Soi dans une spirale violente où les mots se font durs et deviennent des armes destinées à convaincre.Tant que le Soi veut croire qu’il peut s’approprier ce qui n’est pas à prendre, parce que cela lui plaît, l’arrange ou l’indiffère, il est indispensable de brider, orienter ou contrer son désir d’avoir plus pour être toujours mieux.
Ainsi les interdits, profanes ou religieux, pèsent sur la nourriture, traçant une frontière nette entre les aliments permis et prohibés. Les règles que définissent nos croyances en une norme, hygiénique ou éthique, que fixe l’autorité médicale ou divine que nous reconnaissons, présentent l’avantage de clairement définir de quel côté se trouve ce qui pourrait nous nuire et ce qui nous convient. Nous n’aurons donc jamais à nous interroger sur la conduite à suivre, ni sur les intentions qui motiveraient nos choix.
Mais la facilité est une tentation à laquelle il vaut mieux céder le moins possible pour avoir quelque chance de faire le premier pas sur le chemin qui mène au changement intérieur. Changement difficile puisqu’il ne s’agit plus de savoir quel objet nous est autorisé, mais de nous demander, lors de chaque rencontre, ce qui peut être pris sans que soit abîmé ce qui doit rester Autre.
Ce glissement du savoir à l’interrogation est une transformation du regard qui se pose sur Soi et sur le monde. Le Soi s’est enfoncé dans une façon d’Être dont l’Avoir est complice, lui qui vient le nourrir de tout ce qu’il acquiert. La vision déformée de l’ennéatype 8 ferme la perspective ouverte par l’Unité, la réduisant au règne de la dualité, celui des opposés et des complémentaires. Cette approche sélective, qui n'est qu'une parmi 9 et qui ne peut connaître qu’un seul aspect du monde, emprisonne le type 8 dans le cercle du Soi et sonne la mise à mort de tout Autre que Soi.
Naître fut difficile. J’ai voulu faire cesser la peur et la douleur, m’ accrocher à quelqu’un, au moins à quelque chose, j’ai tenté de reprendre ce que j’avais perdu, mais toutes mes tentatives n’ont pu combler le manque né du vide qui m’habite. Depuis je tourne en rond, entraîné dans une quête qui se trompe d’objet. Et pourtant je le sais, il suffirait d’un rien, pour que brille à nouveau cet éclat du Regard qui m’a été offert au jour de ma naissance.
L’histoire d’Adam et Eve est une mise en garde sur une certaine façon d’aborder le réel. L’état de complétude et de béatitude que décrit la Genèse et que certains comprennent comme un retour possible au paradis perdu, est là pour signifier la fin de la souffrance que pourrait apporter un changement profond dans notre manière d’être envers l’Autre que Soi. Mais comment le type 8 peut sortir de l’enfer de la violence aveugle et détacher le Soi de ce désir aveugle de prendre possession de tout ce qui est Autre, ceci, mes chers amis, est une toute autre histoire…