Qui est donc cet enfant, cet enfant intérieur qui serait là, enfoui, caché au fond de nous et qui nous attendrait, sagement, patiemment ?
On s’étonne, s’attendrit, se désole, se console, de savoir qu’il est là, qu’il demeure inchangé malgré le temps qui passe, qu’il est encore si loin malgré tout le chemin que nous avons tracé, qu’il ne nous oublie pas et nous pardonne toujours malgré tous nos défauts, nos pensées orientées vers la satisfaction de notre petit moi et notre obstination à tout faire de travers.
Nous l’aimons car c’est lui qui est la source pure où viennent s’abreuver nos penchants les meilleurs, où nos corps fatigués viennent puiser la force d’avancer sur la route qui semble la plus juste, où réside l’innocence de notre âme salie par les compromissions que nous avons du faire malgré nos convictions.
Cet enfant idéal existe-t-il vraiment, ou est il l’invention d’un esprit fatigué de sa propre existence, une fuite, dans le rêve et dans la fantaisie, des erreurs du passé ?
Un enfant bien réel, celui que nous étions, celui qui est le nôtre et que nous éduquons, n’est pas un petit ange. Quand il est tout petit il pleure sans arrêt, il faut le materner ; à mesure qu’il grandit il fait plein de bêtises, il faut le surveiller ; tant qu’il n’est pas adulte il exige sans arrêt et n’a jamais assez, il faut s’en occuper.
Bref ce petit tyran accapare notre temps et c’est autour de lui que la vie s’organise, sur l’heure de ses repas et selon ses repos que les horloges se règlent, au gré de ses humeurs que les planètes s’alignent. Cet état, dieu merci, est seulement transitoire. Nous pouvons approuver, corriger ou punir ces êtres en devenir. Le poids des habitudes et de l’éducation, la force des convenances et de l’apprentissage, l’autorité de l’âge, nous aident à infléchir leur parcours singulier vers une vie à plusieurs.
Il reste peu de choses de cette longue histoire. D’où vient que cet enfant dont nous ne conservons que quelques souvenirs, bribes d’une vie passée que nous embellissons, nous fascine à ce point ?
Oublions cet enfant qui aurait conservé, comme un précieux trésor, toutes les qualités, toutes les capacités dont nous aimons penser que nous les possédons et qu’elles n’attendent qu’un signe pour percer l’épaisseur de notre égocentrisme et paraître au grand jour.
Oublions cet enfant qui n’aurait pas vieilli, ou pas autant que nous. Si certains s’en réjouissent, ceux qui veulent voir en lui le symbole miniature d’une sagesse intérieure en conçoivent des regrets puisque sa taille mesure, autant que sa croissance, le chemin parcouru du sommeil vers l’éveil.
Il n’y a rien du tout, caché au fond de nous, que nous pourrions atteindre, éveiller ou rejoindre. Rien d’autre que nous-mêmes et nos désirs puérils, rêveries inutiles dans lesquelles nous fuyons nos cauchemars d’adultes. Mais il est très tentant de descendre la pente que le Soi nous indique et de se rejouer, pour la énième fois et toujours aussi mal, la scène dramatique de la séparation. Affronter le réel est pourtant la seule voie vers une façon d’être qui parvient à unir les qualités de l’âge et celle de la jeunesse.