Qui ne connaît l’histoire de ce fruit défendu croqué par nos ancêtres malgré l’interdiction dont il était l’objet ? La désobéissance à cet ordre divin leur coûta le confort d’une vie paradisiaque et cette bouchée volée leur laissa certainement un goût plutôt amer. Ce premier coup de dent eut d’autres conséquences tout aussi désastreuses puisqu’il les a laissés scindés en deux morceaux sur une terre aride. Cette coupure intérieure fut la première étape d’une descente aux enfers dont les degrés jalonnent la perte progressive des premiers souvenirs et dont le point final est l’amnésie totale.
Retrouver la mémoire est le but recherché par tous les candidats à l’éveil spirituel. La connaissance de Soi que prêchent depuis toujours les grandes Voies de Sagesse est le point d’arrivée d’un chemin intérieur qui remonte la pente sur laquelle nos ancêtres se sont laissés glisser. L’histoire d’Adam et Eve est en effet la notre et depuis leur forfait nous sommes à la recherche de notre unité, persuadés que nous sommes de pouvoir conjurer cette malédiction que chaque génération transmet à la suivante.
Cette histoire nous enseigne que l’Homme est le terrain d’un combat incessant entre deux camps adverses couramment désignés comme l’Essence et l’égo. Au terme du parcours devrait se dissiper cette illusion tenace, apparue quand l’Essence s’est éloignée de nous, que notre identité est celle de notre égo. Cette prise de conscience est donc une mise à mort et une résurrection, l’extinction de l’égo étant indispensable pour renouer le lien avec sa vraie nature.
Mais n’y a-t-il pas là un mythe d’un autre genre, une nouvelle imposture qui, loin de nous aider, étaye une fausse croyance et nous tient éloignés de la vraie connaissance ? Ce combat intérieur n’est il pas le produit purement imaginaire d’une vision déformée de la Réalité ?
Considérer que tout ne peut se définir que dans l’opposition est typique du regard de l’ennéatype 8. Cette conception du monde perpétue l’illusion d’une séparation au sein même du Soi qui, parce qu’imaginaire, ne peut être effacée et condamne l’Être humain à une lutte permanente contre l’ennemi intime que serait son égo. Dans cette guerre sans merci que devient l’existence l’enjeu n’est bientôt plus qu’un lointain idéal dont l’espoir de l’atteindre entretient malgré tout ce combat dérisoire. Chez l’ennéatype 5 cette blessure intérieure transmise par le type 8 devient séparation entre le Soi et l’Autre, créant le morcellement propre à son univers. Se met alors en place le second des piliers sur lesquels prend appui la fermeture du Soi, désormais confondue avec l’identité.
Cette confusion perdure tant que dure l’illusion d’une frontière invisible dans l’univers du Soi. Dans ce monde circulaire les deux camps qui s’affrontent ne peuvent se définir, se situer et durer qu’en fonction l’un de l’autre. Être Soi c’est alors s’affirmer, s’opposer à ce qui n’est pas Soi ; Être chez Soi veut dire repousser les limites de son territoire aussi loin que possible; et Rester Soi oblige à ne chercher en l’Autre, à ne trouver en l’Autre qu’un reflet de soi-même.
Mais cette inclination à ramener à Soi ce qui est Autrement, à ramener au même ce qui est différent, est une négation de toute altérité. Le désir de faire sien fait de l’Autre un non-Soi avec lequel le Soi doit sans cesse négocier une cohabitation dont les termes dépendent de la mobilité d’une frontière indécise qui avance et recule en fonction de l’issue du combat que le Soi mène contre lui-même. Comment trouver la paix dans cette guerre qui fait rage ? Tant que persistera l’illusion que le Soi, pour renaître à la vie, doit chercher à mourir, même si c’est à demi, toute approche de l’Autre ne peut que se conclure par une mise à mort qui sonne aussi le glas de l’accès à soi-même et à l’Autre que Soi dans la sérénité, la paix et la concorde.
